Donner une valeur à la biodiversité : un MOYEN de la conserver ?

Interview de Dolf De Groot, professeur à l'université de Wageningen (groupe Analyses des Systèmes Environnementaux), Pays-Bas.

Le Dr Dolf de Groot dirige une équipe de recherche à l’Université de Wageningen qui vise à intégrer la valeur de la nature dans les programmes de management de l'environnement. Son objectif est simple mais ambitieux : Donner une valeur à la nature pour permettre d'intégrer au maximum les coûts directs et indirects de la biodiversité dans l'économie.

Dolf de Groot a accepté de répondre à quelques questions sur la valorisation de la biodiversité, un sujet qui reste controversé.

Vous travaillez toute l'année à donner une valeur à la biodiversité et pourtant vous terminez votre présentation en disant "Natur is priceless", la nature n'a pas de prix. Est-ce que ce n'est pas contradictoire ?

Zone humide d’Albanie. Crédit photo : FM/Tour du Valat.

Non pas du tout. La nature n'a pas de prix, c'est vrai. Mon travail et celui de mon équipe consistent à donner une valeur à la biodiversité, pas un prix. Souvent les gens qui sont contre cette idée de valorisation de la nature nous disent : "Alors? Combien pour acheter cette forêt? Combien pour la détruire?" Mais c'est ridicule. La valeur est différente du prix. Demander le prix d'une baleine ou la valeur de la présence des baleines dans les écosystèmes marins ce n'est pas la même chose.

Le prix c'est en fait la valeur d'usage direct des écosystèmes, c'est-à-dire le prix que l'on va tirer des matières premières extraites des écosystèmes. A l'heure d'aujourd'hui c'est la seule chose qui est prise en compte. La valeur c'est beaucoup plus vaste. Elle comprend ce prix mais également tous les services écosystémiques, comme par exemple ceux rendus par les grands cycles biogéochimiques car ils sont vitaux pour tous. En plus de cette valeur que l'on peut qualifier de valeur d'usage indirecte, il y a la valeur de non usage des écosystèmes. Elle comprend les nouveaux services que peut potentiellement nous fournir l'écosystème dans le futur mais également des choses plus abstraites comme le droit pour les générations futures de bénéficier de ces écosystèmes, le bien-être procuré par le fait de se trouver dans un milieu naturel. Si l'ensemble de ces critères sont pris en compte on obtient une valeur des écosystèmes qui est bien supérieure à un prix et qu'on ne peut compenser. Il apparait donc évident que nos écosystèmes nous apportent plus que tout ce que l'on pourrait mettre en place en les détruisant.

Vous avez effectivement évoqué dans votre présentation le cas d'une mangrove et du non intérêt à la convertir en ferme à crevettes. Pouvez-vous nous développer un peu cet exemple ?

Bien sûr. L'exploitation d'une ferme à crevettes permet un bénéfice de 2000$US/ha. Tandis que l'exploitation de la mangrove ne permet un bénéfice que de 160$US/ha c'est sa valeur d'usage direct. Mais si l'on ajoute à cette valeur d'usage directe la valeur d'usage indirecte de la mangrove : la protection des côtes. On obtient un bénéfice de 4000$US/ha. Il apparait donc évident que conserver la mangrove est bien plus intéressant que de la convertir. En règle générale on considère qu'utiliser durablement un écosystème amène trois à quatre fois plus d'avantages que de le transformer.

Elevage de crevettes en bassin, Thaïlande.
http://www.yannarthusbertrand.org

Je suis d'accord sur le fait que la mangrove a plus de valeur que la ferme à crevettes. Mais c'est vrai si on se place à une échelle globale. Comment justifier auprès de la personne qui veut mettre en place sa ferme à crevettes, qui est peut-être son seul moyen de survie, que conserver la mangrove est, si on peut le formuler ainsi, un meilleur investissement ? Cette personne là, ce qu'elle voit c'est l'argent qu'elle gagne, et la mangrove a beau participer au cycle du carbone ou à la filtration des eaux, ça ne lui donne pas à manger.

C'est tout à fait vrai, et pour tous les écosystèmes. La conservation ne pourra pas se faire sans un certain investissement monétaire de la part des états et des gouvernements. On ne peut pas empêcher des gens de manger pour la conservation des écosystèmes, il faudra les aider financièrement. Seulement il faut bien comprendre que l'argent dépensé dans ce cas n'est pas un coût mais un investissement sur le long terme.

Ceci est vrai pour les pays en voie de développement mais c'est vrai aussi chez nous en Europe. Lors du colloque ECOCLR, quelqu'un parlait de la restauration d'une lagune dans la région qu'une commune rechignait à financer à cause du prix trop élevé. Mais si on regarde la valeur de cette lagune il est certain qu'elle sera plus importante que la somme d'argent investie dans sa restauration. On estime que chaque dollar investi dans la conservation rapporte entre 7 et 200$. En présentant les projets de conservation sous cet angle il y a des chances pour que les pouvoirs publics mettent plus facilement la main à la poche.

Donner une valeur à la biodiversité serait donc le dernier moyen pour persuader de l'intérêt de conserver la biodiversité ?

Le dernier moyen, peut-être pas. Mais il est certain que c'est un argument supplémentaire qui ne doit pas être négligé. Et j'espère qu'il va être de plus en plus utilisé. J'ai participé à l’Évaluation des écosystèmes pour le Millénaire (EM) qui a pris fin en 2005. L'objectif majeur de ce programme de travail international était de déterminer les conséquences des changements écosystémiques sur le bien-être humain. Pour cela il est nécessaire de connaitre la valeur que nous donnons aux écosystèmes. Et ce n'est pas le seul programme, le TEEB (the Economics of Ecosystems and Biodiversity) est également une étude internationale qui attire l'attention sur la valeur économique globale de la biodiversité.

Mais comme vous l'avez dit, donner une valeur à la biodiversité est bien un moyen de la conserver et non pas un but.

Article de Nadège Douay, étudiante en Master BGAE, Université des Sciences de Montpellier II.