Gestion de l’eau en Camargue : une recherche participative pour accompagner la réflexion des acteurs du territoire

Interview de Raphaël Mathevet, chercheur au Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive de Montpellier (CEFE/CNRS).

Raphaël Mathevet, a participé au projet de recherche GIZCAM, piloté par la Tour du Valat (2006-2009) et financé par le ministère de l’Ecologie dans le cadre du programme LITEAU. Dans ce cadre, il s’est intéressé à la Commission Exécutive De l’Eau (CEDE), afin de mieux comprendre l’apprentissage de ses membres au sujet de la gestion collective de l’eau. Cette instance de concertation rassemble les principaux acteurs du territoire et permet de débattre de la gestion de l’eau dans l’Ile de Camargue.

Pourquoi avoir initié cette étude participative ?

Crédit photo : M. Gauthier-Clerc/Tour du Valat

Localisée dans le grand delta du Rhône, l’île de Camargue est la portion terrestre située entre les deux bras du fleuve. Elle couvre une superficie de 75000 ha. La variabilité saisonnière et l'imprévisibilité du climat méditerranéen créent un haut niveau d'incertitude quant à son fonctionnement.

Notre projet se base sur une approche de modélisation participative afin d’accompagner la réflexion des différentes parties-prenantes au sujet de la gestion adaptative des zones humides. L’hydrosystème camarguais est l’objet de multiples usages de l’espace et de l’eau. L’accès à l’espace et la gestion de l’eau génèrent régulièrement des conflits sociaux qui se cristallisent particulièrement lors de crises hydrologiques comme les inondations liées aux crues, aux tempêtes marines, ou encore aux fortes précipitations. La gestion de l’eau de l’étang du Vaccarès et des étangs de l’Ile de Camargue fait l’objet d’une concertation entre les riziculteurs, les pêcheurs, les administrations, le gestionnaire de la réserve nationale, les scientifiques afin de trouver des compromis acceptables quant aux niveaux d’eau saisonniers et concentrations en sel des étangs. Il s’agit de décider, collectivement, des périodes et durées d’ouverture des ouvrages hydrauliques entre les étangs et la mer afin de favoriser le flux de poissons, mais aussi les échanges d’eau afin de trouver le juste compromis en terme de salure des eaux et leur évacuation à la mer pour éviter ou réduire les risques d’inondation des terres.

Sur quels principes et quels objectifs d’études est basé ce projet ?

L’objectif principal a été de réaliser une modélisation d’accompagnement en essayant de construire collectivement un modèle et de l’insérer dans un système informatique pour explorer les dynamiques et les effets de relations de causes à effets qui sont souvent assez complexes. Ensuite ces effets ont été simulés et mis en discussion avec les acteurs locaux. Le but est vraiment de les accompagner en développant un outil d’aide à la réflexion sur ce qui est en jeu, et sur les différents points de vue des uns et des autres sur la gestion de l’eau dans l’île de Camargue. Dans cet objectif, on a voulu savoir également s’il y a une différence de représentations ou de modèles mentaux individuels entre des acteurs qui participent régulièrement aux réunions de et ceux qui n’y participent jamais. Cette analyse des représentations mentales devait permettre de déceler un éventuel apprentissage issu des échanges et interactions des acteurs au sein de cette structure ad hoc. En d’autres termes, la CEDE permet-elle un apprentissage de ses membres ou reste-t-elle avant tout un lieu de confrontation d’intérêts sectoriels ?

Votre objectif est donc de savoir s’il y a des différences entre les modèles mentaux individuels, pourriez vous définir ce terme ?

Photo : Les Impériaux (Camargue) - crédit photo : S. Arquès/Tour du Valat.

Il existe beaucoup de vocabulaire dans la littérature : représentations sociales, opinions, croyances, points de vue, visions, etc. Ici, nous employons le terme issu du monde anglo-saxon « mental model ». Il s’agit d’une forme de connaissance, socialement construite, une construction de la réalité plus ou moins partagée par un groupe social. Etudier les représentations sociales ou modèles mentaux permet de mieux comprendre les processus cognitifs, les relations individus/société, les liens sujet/objet, les pratiques et comportements des individus. S’il n’est pas possible de connaitre vraiment le modèle mental des gens, on peut, en revanche, s’en approcher. Une manière de procéder est de définir une méthode sur une problématique donnée pour connaître le point de vue que la personne en a, en développant un schéma systémique ou modèle conceptuel. Dans cette étude c’était en l’occurrence la problématique du fonctionnement de la gestion de l’eau qui est abordée.

Comment se présente la méthode pour obtenir de tels modèles mentaux ?

On pose une question générale sur la problématique de la gestion de l’eau dans l’île de Camargue. Il faut alors que la personne décrive ce qui est important à ses yeux dans la gestion de l’eau, c'est-à-dire quels sont les acteurs qui sont déterminants selon elle (acteurs directs et indirects), puis réfléchir aux ressources écologiques, économiques et sociologiques, et enfin réfléchir aux processus écologiques, aux successions végétales… A la fin de l’entretien elle précise les interactions entre ces différentes composantes du système.

On a réalisé cela avec l’ensemble des membres de la CEDE, soit 23 personnes, mais aussi avec un échantillon de 17 personnes de même catégories socioprofessionnelles qui ne participent jamais aux concertations sur le territoire.

Quels résultats attendiez-vous après acquisition de ces modèles ?

Réflexion entre acteurs lors d’une réunion de la CEDE.

L’hypothèse était que les membres de la CEDE dans leur totalité, par leur participation régulière aux réunions, apprennent à partager le point de vue des uns et des autres. Cela veut dire qu’il y a un effet d’apprentissage, et qu’ils intègrent donc, grâce à leur participation, plus ou moins la vision des autres. En comparant les 23 modèles individuels, on s’attendait donc à avoir beaucoup de points communs. Par ailleurs, on s’attendait logiquement à ce que les modèles individuels des membres de la CEDE diffèrent de ceux qui ne participent par à cette commission.

Qu’avez-vous donc réellement observé après obtention des modèles mentaux des membres de la CEDE ?

Notre surprise lorsqu’on fait l’analyse de consensus, c’est qu’il y a un modèle commun mais qui n’est clairement pas partagé par tous les membres de la CEDE. On a donc généré deux sous échantillons : ceux qui participent depuis longtemps et régulièrement aux réunions et ceux qui participent peu ou plus récemment à ces réunions. Dans le premier groupe, on retrouve beaucoup de scientifiques et d’institutions alors que dans le deuxième groupe il y a beaucoup plus d’acteurs directs. Avec ces sous échantillons, on observe un modèle grandement partagé dans le premier groupe, mais aucun ou très peu de partage dans le deuxième groupe. On peut donc distinguer un apprentissage puisque lorsqu’on a une participation récente à la CEDE, on a des modèles proches des personnes qui n’y participent pas, mais dès lors que la participation est plus ancienne, on partage un modèle commun.

La CEDE est née à l’initiative du Parc Naturel Régional de Camargue, suite à l’inondation de 93/94 et aux fortes précipitations de l’hiver 96/97 dans le delta du Rhône qui ont entrainé des conflits sociaux. Depuis, cette commission a montré son efficacité, son pouvoir de sensibilisation et d’action, d’où son institutionnalisation.

Quelles sont les conclusions que vous pouvez en tirer ?

La CEDE est indéniablement une structure ad hoc qui a montré clairement des effets positifs d’un point de vue décisionnel, en termes d’apaisement des conflits, de prise de décisions très complexes, où elle a été très réactive en période de crise hydrologique. Ce que l’on souligne cependant dans ce projet expérimental, c’est que si l’on parle d’apprentissage, peut être qu’il faudrait revoir certains dispositifs dans la facilitation et dans l’animation de la CEDE. Cela veut peut être dire que des membres ne partagent pas le point de vue global car, premièrement, ils ne participent pas suffisamment, ce qui pose la question de la disponibilité et donc de leur intérêt à participer à la CEDE, et deuxièmement, que les scientifiques ou les institutionnels ont semble-t-il tendance à imposer encore leur point de vue qui n’est pas forcément compris par certaines catégories d’acteurs locaux.

De la même manière, peut être que les positions de certains acteurs locaux, leurs connaissances empiriques, leurs savoirs, etc., ne sont pas suffisamment considérés par ce groupe de scientifiques et d’institutionnels. L’enjeu est, d’après nous, procédural.

Crédit photo : F. Cazin/SMBVA.

L’autre aspect qu’il faut mentionner, c’est que la CEDE est en train de s’institutionnaliser. Cela pose donc des questions sur sa composition, sur la représentativité des membres déjà présents ou sur la présence plus importante de certaines catégories d’acteurs par rapport à d’autres. Mais dans la mesure où on est en train de sortir du champ strict de la gestion des ouvrages hydrauliques et d’aller vraiment vers la gestion du territoire, parce que l’eau est transversale à toutes les activités, il devient important de revoir cela.

Qu’est ce que cette étude a apporté aux acteurs locaux de l’île de Camargue ?

Pour les acteurs du monde opérationnel cela a un impact direct car même si les résultats actuels de la CEDE peuvent être considérés comme très positifs, il y a encore des possibilités d’améliorations du dispositif. On montre aussi qu’il y a encore une grande pluralité de points de vue et que les enjeux sont en train de dépasser le périmètre initial de la CEDE, et donc sa mission de départ.

Pour eux, certes la décision finale concerne l’ouverture des vannes, mais le débat est beaucoup plus ouvert sur ce qui se passe en amont. Il faut sortir petit à petit d’une Commission qui réfléchit uniquement au système Vaccarès (le système hydraulique de la Camargue), pour travailler sur ce qui se passe pour la gestion des terres en amont.

Quelles sont les propositions qui ont alors été avancées ?

On propose des pistes pour améliorer la méthode d’apprentissage de la CEDE en revoyant la composition, les représentations, les méthodes d’animation et de facilitation. La réalisation d’un model conceptuel collectif a montré ensuite l’intérêt d’un dispositif d’animation particulier et permis de développer un outil de simulation. Ce dernier servira de support de jeu de rôles qui permettra, par la suite, de mettre en situation les différents acteurs afin de poursuivre l’exploration individuelle et collective des relations de cause-à-effet des décisions de chacun dans un système hydrologique riche d’interdépendances biologiques et sociales.

Quelles sont les qualités de ce projet pour les gestionnaires ?

Cela permet de montrer que l’on peut développer des outils avec eux et les utiliser pour essaimer, c'est-à-dire à la fois pour réfléchir entre les membres de la CEDE, mais aussi pour réfléchir avec les acteurs extérieurs, pour les sensibiliser et enrichir le modèle en prenant leurs avis en considération.

Mise en situation dans un jeu de rôle des membres de la CEDE.

Et les limites ?

Les principales limites se trouvent dans la disponibilité des gens, le volontariat, et le nombre restreint de personnes touchées. On peut également parvenir très rapidement à des schémas conceptuels très complexes et créer une saturation mentale. En effet, on a une grande hétérogénéité d’acteurs, et certains préféreraient obtenir des schémas plus lisibles.

Les gestionnaires peuvent ils s’approprier maintenant ce projet et le poursuivre seuls ?

Le projet est géré effectivement par des chercheurs, mais le Parc Naturel Régional de Camargue, qui a été impliqué dès le départ, a quasiment co-porté le projet, et c’est le principal destinataire des résultats. De plus, ce projet va se poursuivre et l’on a redéfini la problématique en collaboration avec les gestionnaires des trois entités géographiques du grand delta du Rhône : la Camargue gardoise, du plan du Bourg et de l’île de Camargue. Cela reste un projet de recherche, donc il reste piloté par des scientifiques, mais les liens avec le monde de la gestion se sont encore renforcés.

Une adaptation à d’autres études est-elle prévue ?

Dans le nouveau projet de recherche, piloté par mes collègues du DESMID, on s’intéresse aux vulnérabilités sociales et environnementales de la réserve de biosphère de Camargue. On étudie les perceptions des risques, les mutations foncières et d’usages, les changements d’occupation des sols, au-delà des enjeux de changements climatiques. L’idée est de poursuivre les efforts antérieurs de modélisation et de finaliser un outil de simulation informatique permettant de discuter avec les acteurs locaux des liens entre vulnérabilité sociale et vulnérabilité écologique. On va de nouveau appliquer la méthode, notamment pour la gestion du gibier d’eau. On va travailler avec les acteurs des trois entités géographiques du delta du Rhône pour alimenter notre réflexion, à l’échelle globale du territoire, sur la perception du changement, la caractérisation de la vulnérabilité et la capacité d’adaptation des acteurs locaux.

Pour le moment, le projet se limite à la Camargue au sens large, mais comme les visées sont méthodologiques et théoriques, on essaie de le reproduire sur d’autres terrains en France comme dans la Basse Plaine de l’Aude ou à l’étranger dans le cadre de collaborations internationales.

Article de Céline Faure, étudiante en Master BGAE, Université des Sciences de Montpellier II.