Interview d’Alice Newton, chercheur au laboratoire IMAR à l’Université d'Algarve au Portugal.
Gestionnaire de lagune, vous vous demandez quels outils scientifiques vous pouvez développer pour améliorer sa conservation ? Applicables aux lagunes, les deux modèles présentés ci-après intègrent les 3 sphères écologique, économique et sociale, et améliorent ainsi les mesures de gestion des espaces naturels. Ces outils peuvent s’avérer très efficaces et permettent d’intégrer toutes les problématiques d’un site tout en favorisant la concertation entre les acteurs de la conservation.
Inspirée par le modèle pression-état-réponse développé par l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (cf. le Modèle Pression, Etat, Réponse (PER)), l’Agence européenne pour l’environnement (AAE) a imaginé deux modèles, trop peu connus, consistant à décrire les interactions entre la société et l’environnement en suivant une démarche de cause à effet.
Crédit photo : SMBVA
Ces deux modèles constituent des outils scientifiques appliqués à la gestion. Applicables aux lagunes, ils intègrent les 3 sphères écologique, économique et sociale et ainsi améliorent les mesures de gestion des espaces naturels. Ces outils peuvent s’avérer très efficaces à condition que leur vocabulaire soit bien utilisé. Ils permettent en effet d’intégrer toutes les problématiques d’un site et stimulent le dialogue entre les acteurs de la conservation.
Le modèle Pression, Etat, Réponse (PER)
Il a été mis en place par l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) il y a 20 ans. C'est un cadre de référence pour la présentation des informations environnementales sous forme d'indicateurs des pressions que les activités humaines exercent sur l'environnement, de l'état de l'environnement, et de la réponse apportée par la société.
Ce modèle est basé sur la notion de causalité : les hommes et leurs activités exercent des pressions sur les écosystèmes qui les modifient qualitativement et quantitativement. La société (ou un système) répond à ces modifications, par des mesures dont l'ampleur et les effets peuvent aussi être évalués si ce n'est mesurés par des indicateurs. Le PER a servi de base pour de nombreux travaux sur les indicateurs de biodiversité.
Trois types d’indicateurs sont développés dans ce modèle :
Etang de Thau.
Crédit photo : F. Maxant/Cépralmar
Le projet SPICOSA (Science and Policy Integration for Coastal System Assessment) illustre de façon concrète les vertus du SAF pour son application à la zone côtière européenne. Lancé en 2007, impliquant 21 pays, le projet SPICOSA est piloté depuis Brest par l’Ifremer et l’Université de Bretagne Occidentale. L’idée forte portée par ce projet est de rapprocher les scientifiques des acteurs et gestionnaires des zones côtières tout en faisant collaborer sciences sociales et sciences de la nature. Une démarche novatrice qui se décline selon différents environnements géographiques et socio-économiques. L’objectif est d’amener les différents acteurs d’un espace côtier à dialoguer, et d’évaluer les effets des différentes options politiques sur le milieu et l’économie du territoire concerné. Dans cette démarche, la prise en compte des connaissances scientifiques du littoral est indispensable. SPICOSA réfléchit ainsi à la meilleure manière d’associer les chercheurs à l’action politique et aux échanges entre les usagers du côtier grâce à l’utilisation du SAF et d’autres outils du même type. Deux sites français ont été retenus par le projet : le Pertuis Charentais et la lagune de Thau.
La lagune de Thau est la plus grande (75 km²) et la plus profonde du Languedoc-Roussillon. Outre son intérêt écologique, cet écosystème côtier constitue une ressource économique exploitée par diverses activités dont la navigation, la pêche, des activités portuaires, les loisirs et l’aquaculture. La conchyliculture est l’activité dominante sur l’étang et la plus importante en Méditerranée. Elle représente 10% de la production nationale. Du fait de sa position d'interface entre terre et mer, la lagune peut voir la qualité de son eau menacée par les apports du bassin versant (agricoles, industriels ou urbains), pouvant perturber l'activité conchylicole. Ainsi, les nutriments d'origine anthropique, stockés dans les sédiments de la lagune, ont conduit régulièrement à des crises dystrophiques ("malaïgue"), dont les plus violentes ont détruit l'intégralité du cheptel conchylicole. Du fait de ses caractéristiques écologiques et surtout de ces enjeux socio-économiques, la lagune de Thau offre un vaste champ de questionnements scientifiques qui ont motivé son intégration dans le projet SPICOSA. L’approche SAF est donc actuellement déclinée sur le site par Thierry Laugier de l’IFREMER de Sète.
Mas ostréicoles à l’étang de Thau. Crédit photo : CENLR
Avec l'application de cette méthodologie à chacun des différents environnements géographiques et socio-économiques, SPICOSA veut créer une base d'information significative pour mettre en évidence à la fois les activités humaines qui produisent les plus grands impacts et les types de systèmes de zones côtières qui sont les plus vulnérables à l'activité humaine. Ces sites permettront également de comprendre quelles options politiques peuvent être considérées comme indépendantes des caractéristiques normales d'un système de zone côtière, quelles options doivent être rendues spécifiques à un système particulier, et à quelles modifications de politique le public est le plus sensible. L’utilisation des outils DPSIR et SAF, de par leur grand intérêt pour la gestion, doit sortir du champ unique de la recherche pour se généraliser à l’échelon local, en Languedoc-Roussillon par exemple où de nombreux conflits persistent pour l’usage des lagunes.
Selon Alice Newton, quelques faiblesses sont toutefois présentes dans le cadre de l’application des outils comme le DPSIR et le SAF. La première concerne la réponse à la fin du processus méthodologique : « Celle-ci correspond souvent à la réponse de l’écosystème et non à la réponse de la société et ne satisfait pas l’objectif de tenir compte des trois piliers du développement durable » explique-t-elle. En effet, les facteurs socio-économiques ne sont pas toujours intégrés à la réflexion. Le vocabulaire de ces outils étant assez simple, il est souvent détourné pour une utilisation restrictive au domaine de l’écologie avec une approche monodisciplinaire.
La seconde faiblesse réside dans l’absence du critère "Changement climatique" dans la méthodologie, problématique minimisée à l’époque de création de ces outils. Mme Newton alerte sur « le besoin d’intégrer ce critère dans le processus, les lagunes étant au devant des conséquences du changement climatique de par leur localisation et leur fragilité » (sensibles à un changement du taux de salinité provoqué par une variation du niveau de la mer, vulnérables à une augmentation de la température pouvant provoquer une accentuation de l’eutrophisation...). La figure 2 illustre le DPSIR appliqué au changement climatique. Il faut donc intégrer aux « DPSIR lagunaires » des variables tels le niveau de la mer, la température de surface et sa variation, l’évaporation et le niveau de précipitations, l’augmentation des tempêtes ou encore l’acidification de l’océan.
Par ailleurs, Mme Newton insiste sur le choix de l’échelle d’étude (un problème local peut avoir une réponse globale ou inversement) ainsi que sur le traitement individuel de chaque problème lors du processus. « Il faut penser individuellement chaque problème et à la fin seulement, tous les problèmes doivent être confrontés afin de hiérarchiser les enjeux et ainsi aboutir à des mesures de gestion prioritaires » affirme-t-elle.
Tout ceci illustre le besoin d’un échange "approfondi" entre scientifiques, gestionnaires et usagers des lagunes afin d’optimiser leur gestion et ainsi mieux les conserver. Les outils comme le DPSIR ou le SAF, quand ils sont bien utilisés, peuvent donc servir de leviers pour une intensification du dialogue entre ces différents acteurs et favoriser ainsi un renouvellement de la politique environnementale de nos lagunes.
Figure 1 : Processus général d’application du modèle DPSIR de l’Agence européenne pour l’environnement (AAE)
Figure 2 : Le DPSIR de l’AEE pour le changement climatique
Article de Justine Roulot, étudiante en Master BGAE, Université des Sciences de Montpellier II.